MIKIKO HARA, SMALL MYTHS

Revue sur la représentation de l’intime dans la Photographie

03 mars 24

Photo d’une page de l’ouvrage Small Myths

« On est samedi après-midi et mon fils cadet lit un manga.
Je le regarde à travers le viseur de mon appareil photo. Alors que je fais des essais de mise au point, je vois les caractères du mot « s’entretuer » ressortir avec netteté sur la page ouverte. Fascinée par ce mot qui m’a sauté aux yeux, je suis saisie par une tension.
J’appuie rapidement sur le déclencheur. Pourquoi ai-je fait cela ?
L’impulsion, la crainte, le dégoût qui m’habitent.
Appuyer sur le déclencheur ne vous expédie pas dans un autre monde.
Sur la photographie que j’ai développé le lendemain, on ne voit pas le frisson irraisonné qui m’a envahie à ce moment-là. Ni la sensation de menace qui émanait de ce mot.
Juste le profil habituel de mon fils cadet. »

Photo d’une page de l’ouvrage Small Myths

Alors que des anecdotes comme celle-ci marquent une pause entre quelques pages, Mikiko Hara rythme et signe ses photographies avec la vie quotidienne. Les habitants de son quartier, la vaisselle sale dans l’évier, de la grenade sur une planche à découper, ses enfants allongés sur le sol.

On vague entre ce qui pourrait représenter deux sphères différentes, celle de l’intime et celle de l’extérieur. Pourtant, le regard de Mikiko Hara semble être toujours enveloppé comme si nous étions dans un cocon bien reconnaissable. Les portraits des inconnus deviennent connus, et la pudeur des scènes qu’elle collecte soigneusement, se rangent dans une même boîte à chaussures sous le lit.

Dear Diary

Appréciant la démarche du journal ou du blog, j’entendais ou lisais souvent le mot « intime » comme pour désigner un genre photographique. Je me suis beaucoup cherché, à savoir si on doit tout montrer de soi, quitte par exemple à s’infliger un rapport au corps que nous n’avons pas. Son incarnation dans la culture visuelle sème une confusion telle, qu’elle ne permet pas de se protéger de sa représentation en tant que femme, et de ceux qui sont autorisés à la dominer.

Selon Le Robert, l’intime est ce qui correspond à la réalité profonde, à l’essence d’un être conscient. Le Larousse le définit lui par ce qui est au plus profond de quelqu’un, de quelque chose, qui constitue l’essence de quelque chose et reste généralement caché, secret. Dans la littérature, à la fin du XIXe siècle, le genre du journal personnel était associé à une écriture artificielle et féminine par les critiques de l’époque, une idée toujours ancrée aujourd’hui, à en voir l’influence des journaux secrets cadenassés et codifiés à destination des petites filles, ou au cinéma, l’irrévocable envie d’un personnage masculin de lire le journal d’une protagoniste féminine.
Sous entendant de donner à voir notre sphère privé, la notion d’intime s’est retrouvée greffée à des artistes femmes qui font un art inoffensif ou à des artistes hommes qui mettent en lumière une intimité fantasmatique des femmes.

De la Renaissance à la hiérarchisation des sujets dans la peinture, le nu était considéré comme un art majeur auquel les femmes ne pouvaient accéder. Leur représentation était néanmoins libre de droit, et libre d’appartenir à un regard dominant. Les nus féminins avaient une fonction sociale, et les thèmes misogynes consistant à faire des femmes des objets, servaient à émoustiller collectionneurs et hommes puissants.
Cette culture visuelle s’infuse dans un imaginaire commun où la culture du viol tient le premier rôle. Dans le documentaire « Brainwashed : le sexisme au cinéma », Nina Menkes développe ainsi comment la composition des plans cinématographiques, définit une relation plaçant la femme comme objet du regard, souvent réduite à des fonctions sexuelles.
L’esthétisation du corps féminin par l’homme artiste photographe, qui choisi consciencieusement des corps de femmes qu’il appellera ses « muses », tout en les faisant poser comme bon lui semble, est devenu un style de photographie à part entière. Une normalisation favorisant un environnement où le consentement insidieux ou inexistant du regard masculin, peut se permettre avant tout d’exercer une emprise que de développer un style en soit.

Pendant mes études de Photographie, j’étais dans une classe composée en grande majorité de filles, ce qui était assez commun. L’un des premiers avertissements que nous avions reçu, c’était de se méfier des hommes qui proposeraient de nous photographier. L’important étant de se protéger de probables violences, mais aussi de s’extraire de notre représentation, ce à quoi on deviendrait aisément destinées.

« Qui est au plus profond de quelqu’un, de quelque chose »

Comme le mentionnait Julie Beauzac dans sa conférence « Comment le patriarcat a façonné l’histoire de l’art en occident », il y a nécessité à sortir de l’entre-soi.

Photo d’une page de l’ouvrage Small Myths

Photographier l’intime, c’est photographier ce que nous avons au plus profond de nous, ce sont des sujets ou des thèmes qui nous touchent, qui nous entourent. Ce qui peut en effet aller du rapport au corps à des choses aussi banales qu’une tasse de thé sur un coin de table.

Nous permettre d’élargir la connotation de l’intime, c’est admettre que sa représentation ne devrait être rien d’autre qu’un rapport subjectif à la vie, comme celui que nous traversons le temps de quelques minutes avec « Small Myths ». Nous parcourons les rues de Tokyo, le quotidien de la photographe et les années qui passent si vite à travers ses enfants. Cette démarche nous rappelant aussi que les histoires ont parfois besoin de temps pour se raconter, comme entre 1996 et 2021 dans son ouvrage. Et que chaque fois que quelqu’un documente et archive son quotidien, il crée une nouvelle manière de photographier son intime à soi, et donne le privilège à son lecteur de tenir un moment fragile dont il est triste de refermer le livre.

* On peut se procurer ce livre chez son libraire, aux éditions « Chose commune »
https://chosecommune.com/book/mikiko-hara-small-myths/

* Merci à Julie Beauzac pour sa conférence en ligne « Comment le patriarcat a façonné l’histoire de l’art en occident », qui est la source du paragraphe sur la peinture dans la Renaissance. Vous pouvez retrouver une partie de son travail ici : https://www.venuslepodcast.com/


LA BOULANGERIE

18 octobre 21

D’une certaine manière, la boulangerie est un endroit sûr. C’est peut-être les bonbons ou le chocolat, mais quand vous avez de la chance, vous pouvez tenir du pain chaud dans vos mains, tout juste sorti du four.
La boulangerie est un grand pas en avant pour un enfant : être entouré d’inconnus, parler seul et tendre de l’argent humide dans la paume de sa main. Je me souviens de la boulangerie, de la peur d’acheter du pain seule et de mes pensées : « Quel parent irresponsable et paresseux ». Le chemin que j’ai traversé depuis la voiture, en répétant ce que j’avais à dire et en serrant des pièces de monnaie dans ma main fermée et moite. Je ne sais plus s’il pleuvait, mais le ciel était définitivement gris. Je me souviens d’une pièce jaune de vingt centimes, l’avoir rendue à mes parents et ne pas savoir si le compte était correct ou si j’avais été victime d’une arnaque ; du regard affectueux de la vendeuse, et de la sensation de parler à une inconnue, dans un accord simple et commun lorsque retentit la cloche de la porte.
J’ai vingt-quatre ans aujourd’hui, et je ne sais pas combien de temps m’a fait revenir en arrière : l’imprévu, les mains moites et les mots répétés dans mon esprit. C’était cet été, je portais un pull violet et un jean bleu. Le temps était gris mais définitivement fiévreux. J’ai marché jusqu’au poste de police la tête baissée. J’ai hésité un peu puis, mon doigt a poussé l’interphone comme je me suis poussée pour enfin sauter dans le vide. Personne ne m’attendait dans la voiture, me regardant grandir. Personne ne savait ce que je faisais ce jour-là, et l’officier ne m’a pas souri, devinant la crainte de la première fois.


TWO VERSIONS

29 juillet 21


WALLS WEAR STRUGGLES

23 juillet 21

In a time of disturbed silences and last observations. In a glorious town, walls wear struggles.
My eyes, my stomach, my feet are heavy.
My back is rolling around the reading table and coffee invades my sweater. It’s ten am and i don’t know how to talk. How to smile. How to keep personnal news, that used to be late by time and sadness. I don’t know how to say « I don’t belong here anymore ».
Staring at the angles of a square or the facades of bars, the walls are smelling my new perfume like dogs.
The streets become again what a map used to look like through uncustomed eyes. I don’t walk through the look of desire, wearing proudly the feeling to belong to a place, to someone. Nothing is exceeding, nothing brings what used to feel « it’s my town ».
I don’t belong here anymore. As a lost dog out of nowhere.



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